Aquagraphie médiation thérapeutique
Dans le début des années 1980, j’eus l’idée d’utiliser l’aléatoire dans mon travail d’orthophoniste pour permettre à mes patients de parler et d’écrire à partir des taches cinétiques.
Certaines de mes collègues s’intéressèrent alors à cette technique. C’est ainsi que dans son livre Cancer et Psychanalyse Belfond 1984, la psychanalyste Denise Morel évoque l’aquarelle ‘mouillée’ comme médiation dans la psychothérapie de certains de ses patients atteints de cancer.
C’est cette activité paisible, faite de couleurs et d’eau, de lumière et d’ombre, qui dégage l’être souffrant de son angoisse ; c’est le fait d’étaler des nuances par touches légères qui contribue à alléger le mal en le diluant d’une certaine façon jusqu’en la feuille : c’est peindre avec ses larmes, avec sa sueur, avec son liquide amniotique. C’est couler et se laisser couler alors qu’en soi l’activité cellulaire anarchique cherche à condenser, à former des agrégats, des tumeurs compactes aux adhérences multiples.
L’aquarelle mouillée c’est aussi parfois s’autoriser à peindre sous un robinet d’eau, en acceptant l’effet de hasard qui consiste à conduire la forme que prend l’aquarelle et à se laisser conduire dans le même mouvement ; laisser couler ses affects, son plaisir et son angoisse, ses peurs, tous ses mouvements spontanés et contradictoires, c’est pouvoir se déprendre du gel des affects ou emprunter d’autres sentiers que les chemins balisées, tracés d’avance.
Ces remarques sur l’aquarelle mouillée me confortèrent dans mon intuition qu’elle pouvait être utilisée en orthophonie. C’est ainsi que je proposais cette activité aux enfants dyslexiques. Je créais aussi un groupe peinture-écriture avec une de mes collègues orthophoniste : le groupe thérabentine . De cette expérience, il est rendu compte dans un passage de mon livre Le Clavecin oculaire ou l’aquagraphie peinture magique et médiation thérapeutique (L’harmattan, 2001).
Aqua : rêve des enfants ?
aqua img cornuL’être humain, yeux ouverts regarde en son intérieur et dans le même temps, il S’ouvre à l’infini au-devant de lui. Le dedans et l’au-delà, s’articulent reliés par la flèche de son regard, tendue depuis l’arc de sa rétine, vers ce qui doit venir de la surface d’eau mêlée. C’est tout près, peut-être va-t-il se confondre avec ce liquide qui l’attire vers la découverte qui va le découvrir.
Surprise sans trop de prise: petit d’homme, petit homme démuni, se double lui-même en chemin. Se quitte-t-il ? Non, il réussit à retrouver dans ce complexe multisalles où sa vie avec ses diverses existences se projette en version originale dont il ne comprend que rarement les sous-titres. « L’image, dans sa simplicité, n’a pas besoin d’un savoir » (Bachelard).
Les autres personnages, les monstres, les chimères, les animaux « térato-benthiques », affleurent la surface, on les devine. Même s’ils se brouillent et passent un peu flous, l’enfant du fond de soi en reconnaît les silhouettes. Maryse, tel Virgile accompagnant Dante, l’aide à ]es nommer. L’enfant, accompagné par elle, fait confiance au plus grand des hasards. Il pense s’en remettre à Lui qui semble lui faire des signe il ne s’aperçoit pas que c’est lui-même comme héros de son rêve qui demande au rêveur éveillé de l’évoquer encore. Il se meut dans ce que Bachelard (La poétique de l’espace) appelle une « conscience rêveuse ». Il ne croit éventuellement à rien sauf à ce qu’il prend pour Autre que lui et qui n’est qu’un Autre de lui qu’il projette dans ce message qu’il profère comme inspiré des dieux.
L’anaphore indique le mouvement qui la complète, elle fait comparaître les comparaisons, elle est l’inspiration qui précède le souffle que 1a personne doit émettre. Maryse, secrétaire qui sait garder les secrets, «écrit sous sa dictée. Grâce à cette maïeuticienne, l’invention pour l’autre transforme sans qu’il s’en aperçoive son auteur en écrivain autodidacte, fils de ses oeuvres.
Certes, il ne maîtrise pas mais il construit à partir des énigmes, ce qui est plus noble, il met la forme en harmonie, sans savoir que la poésie est son autopoïese. « L’accident est une forme inconnue de la vie, une rencontre des forces obscures et d’un dessein clairvoyant » écrit Henri Focillon à propos de Hokusaï. Cette intentionnalité même vague fait prendre forme au hasard. « Le propre de l’esprit, c’est de se décrire constamment lui-même ». Il ne cesse d’élaborer les données de la nature extérieure et interne pour en faire sa matière propre, et du coup créer peu à peu un monde complexe aux mesures et lois particulières qui sont en l’occurrence celles de ce merveilleux que nous sommes. Les formes s’imposent à la vue active de l’homme en création qui ignore que « la genèse crée le dieu » (H.F.) et qu’il se re-crée en créant.
Mais pour cela il faut d’abord procéder à l’ordonnancement du rituel dont le livre décrit minutieusement la mise en espace et en temps symboliques : délimiter d’abord le « templum » constitué par le papier (comme les augures découpaient dans le ciel l’aire à l’intérieur de laquelle observer les vols des oiseaux), procéder aux ablutions purificatrices, jouer avec les couleurs ou plutôt laisser les couleurs jouer, ne pas oublier d’ajouter éventuellement une pincée de sel pour faciliter la catalyse, ensuite contempler la réponse figurée de l’oracle. « Le Seigneur dont l’oracle est à Delphes, nous dit Héraclite, n’exprime ni ne dissimule rien, mais indique ». Ce geste déictique, ce « doigt silencieusement tendu » dont parle Blanchot à propos de René Char (La Bête de Lascaux) désigne, montre ce qui était informe et le nomme comme Adam les animaux étranges dont il fixe en langage les apparitions.
En somme, il s’agit de rendre l’aléatoire problématique, ou plutôt d’accrocher ses problématiques personnelles sur une surface magique issue d’une exploration aventureuse (et sans danger) d’un merveilleux, qui, contrairement à la définition de Roger Caillois qui le distingue ainsi du fantastique, trouverait enfin le moyen de communiquer avec notre monde.
Le langage verbal prend alors le relais de la peinture. « Ce qu’il y a de terrible dans l’écriture, dit Socrate, c’est, Phèdre, sa ressemblance avec la peinture: les rejetons de celle-ci ne se présentent-ils pas comme des êtres vivants, mais ne se taisent-ils pas majestueusement quand on les interroge ? »
Maryse du Souchet Robert sait jouer avec les silences. Elle ne questionne pas en direct, la parole surgit puis l’écriture, elle a l’air de venir on ne sait d’où. Comme l’écrit Blanchot en parlant de la chose écrite qui « apparaît essentiellement proche de la parole sacrée », « c’est sans auteur, sans origine et, par là, renvoie à quelque chose de plus originel (…). Elle donne vécu à l’absence, cette absence qui fonde notre vie qui tente à jamais de dépasser nos deuils.
Devant la figure oraculaire de sa production aquagraphique, la parole dictée passe de l’association à l’analogie, de l’analogie à la métaphore, et de celle-ci à la représentation symbolique implicite, puisqu’au fond chacun sait que ce travail n’est pas gratuit, même s’il en a l’air (c’est le prototype du Jeu du jeu de Jean Duvignaud). Le projet consiste en fait à l’instar de celui de l’alchimiste, à œuvrer mystérieusement sur soi-même. En savoir d’avantage n’est pas nécessaire, dévoiler les significations auxquelles ces symboliques renvoient ne servirait le plus souvent qu’à freiner le processus (ce qui ne signifie pas que l’accompagnatrice n’y voie pas plus clair). Mais comme le dernier Winnicott (celui de Jeu et réalité) qu’elle aime à citer, elle se retient d’interpréter car « la créativité du patient, le thérapeute peut, avec trop de facilité, la lui dérober ». Ce qui importe, ce n’est pas tant le savoir du thérapeute que le fait qu’il puisse cacher son savoir ou se retenir proclamer ce qu’il sait ».
La personne s’émerveille mais cela ne suffit surtout pas, elle doit s’en arracher pour se réapproprier ensuite son impression qui sinon risquerait de la ravir à elle-même, elle doit se laisser traverser par le fluide de l’évocation dont parle Bachelard dans L’eau et les rêves. C’est le travail de dérive contrôlée qui la réintroduit subrepticement comme acteur de plus en plus actif de sa construction poétique. Elle était traversée de dyslexie, de dépression blanche ou d’autisme et voilà que sans toucher à ses difficultés, elle renverse son attitude au monde : d’objet de ses manques et de ses troubles, elle devient sujet d’une production qui s’en nourrit indirectement et donne des contours à des rêveries qui sont moins des déviances, délires ou illusions que des jeux qui concrétisent du psychique (comme dirait Prinzhorn) sur un support à fantasmagories.
Alors l’automatisme cher aux surréalistes, accompli sans volonté comme guide, devient véritable autographe, écrit de la main propre, d’une autobiographie recréée.
Guy Benoit à propos de l’art-thérapie évoque lui aussi l’image du « Petit Prince tombé d’un astéroïde et qui ne se connaît de père, que celui qui comprend dès la première rencontre que l’enveloppe du secret signifie le secret sans le mouton ». L’aquagraphe sait que les moutons sont faits de la chair des nuages.
Jean-Pierre Klein