Les précurseurs de l'aquagraphie

L’œil existe à l’état sauvage
André Breton

Depuis l’aube des temps, les nuages, les brumes font rêver les hommes. Les nuages sans cesse changent de formes. On y décrypte toutes sortes d’images. Baudelaire les qualifie de merveilleux nuages et Rimbaud affirme dans ses Illuminations :

Je voyais très franchement…des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac, les monstres, les mystères…

Les nuages colorés, l’arc en ciel évoquent des images colorées et donc la peinture. Mais ils ne sont pas les seuls dans la nature à évoquer des images. Les racines, les anfractuosités des rochers et beaucoup d’autres objets naturels peuvent être des déclencheurs d’images.

On connaît depuis l’antiquité l’art de l’interprétation des taches. Les pythies d’Apollon en avait fait une science sacrée.

Au XVIe siècle Léonard de Vinci décrit, dans son Traité de la peinture, les techniques hallucinatoires qui permettent de renouveler l’inspiration. Il conseille à ses élèves de scruter toutes sortes de taches en particulier les taches d’humidité qui se forment sur les vieux murs ou encore les taches colorées laissées par une éponge imbibée de couleurs différentes et jetée sur un mur : on y verra alors toutes sortes d’images bizarres.

En 1646, à Rome, Althanasius Kircher propose d’utiliser la technique de la marbrure pour obtenir des images aléatoires. La marbrure permet de peindre le papier et de transformer les couleurs en vagues déferlantes de la mer, en marbres variés, en plumages d’oiseaux et en toutes sortes d’autres figures.

Au XIXe siècle, on se divertit en fabriquant soi-même des images aléatoires, taches pliages ou autres. Victor Hugo aimait jouer avec les pâtés d’encre, y mêler du café noir, de la suie ou toutes sortes de mixtures bizarres qui devenaient des châteaux romantiques, des monstres… Georges Sand peignait des taches à la gouache très diluée ou à l’aquarelle ; des arborescences apparaissaient, qu’elles nommait dendrites. Elle entourait parfois son pouce d’un chiffon froissé et écrasait de la terre de Sienne sur une feuille de Bristol, mouillait au pinceau, étalait, puis posait une seconde feuille qu’elle lissait et soulevait plusieurs fois pour voir. C’est ce qu’elle appelait aquarelles ‘à l’écrasage’. En 1857 Justinius Kerner, peintre et poète romantique allemand, a publié un livre de poèmes, inspirés d’inkblotten, (taches aléatoires). Elles sont, disait-il, le sang et le souffle de ma vie. Il baptisa sa technique : la klecsographie

Au XXe siècle, Dali reprit le conseil de Léonard de Vinci – le vieux mur paranoïaque de Léonard – pour évoquer l’aléatoire pictural. Les peintres surréalistes mirent en œuvre de façon systématique des techniques aléatoires. André Breton, le théoricien du surréalisme, a rapproché les procédés surréalistes qui mettent en jeu le hasard objectif, des décalcomanies et jeux avec les taches des enfants :

Ce n’est pas d’hier que les enfants cherchent, par le pliement de feuilles fraîchement tachées d’encre, à se procurer l’illusion de certaines existences, de certaines instances animales ou végétales, mais la technique élémentaire qu’on peut attendre d’eux est loin d’épuiser les ressources d’un tel procédé.

Il préconise de suivre la méthode d’Oscar Dominguez pour obtenir des décalcomanies plus perfectionnées :

Pour ouvrir à volonté sa fenêtre sur les plus beaux paysages du monde et d’ailleurs. Étendez au moyen d’un large pinceau de la gouache noire, plus ou moins diluée par places, sur une feuille de papier blanc satiné que vous recouvrez aussitôt d’une feuille semblable sur laquelle vous exercez du revers de la main une pression moyenne. Soulevez sans hâte par son bord supérieur cette seconde feuille à la manière dont on procède pour la décalcomanie, quitte à la réappliquer et à la soulever de nouveau jusqu’à séchage à peu près complet. Ce que vous avez devant vous n’est peut-être que le vieux mur paranoïaque de Vinci, mais c’est ce mur porté à sa perfection. Qu’il vous suffise par exemple, d’intituler l’image obtenue en fonction de ce que vous y découvrirez avec quelque recul pour être sûr de vous être exprimé de la manière la plus personnelle et la plus valable. (Minotaure, 1936, n°8)

Henri Michaux a lui aussi réalisé des aquarelles humides aléatoires que l’on nomme tachisme

Viennent quelques personnages, et des têtes irrégulières, inachevées surtout. Tiens pourquoi pas des plantes, des animaux ?….Les couleurs posées presque au hasard sont devenues des apparitions qui sortent de la nuit

Il s’est laissé inspiré parfois par ses aquarelles pour écrire des poèmes.

Le peintre automatiste québécois P.E. Borduas a poussé encore plus loin le hasard objectif dans ses encres, ses gouaches et ses aquarelles automatistes. C’est à partir de ce qui est apparu sur sa feuille qu’il donne des titres à ses œuvres :

Je n’ai aucune idée préconçue, écrit-il, placé devant la feuille blanche avec un esprit libre de toute idée littéraire, j’obéis à la première impulsion.

Sa technique est trés proche de celle de l’aquagraphie. D’après F.M. Gagnon (Borduas, Montréal, musée des Beaux-Arts,1988 ), il mouille sa feuille, y dépose des taches d’encre de Chine ou d’aquarelle et les laisse couler selon les lois de la capillarité. Parfois l’encre ou l’aquarelle se concentrent en un endroit, parfois elles sont diluées à l’extrême, tantôt elles forment de minuscules dendrites, tantôt des embranchements plus importants.

Cette technique automatiste de Borduas est très proche de celle que j’ai mise au point pour l’aquagraphie. Je suis un peintre autodidacte qui n’a cherché des références picturales et poétiques que dans l’après coup. Ce n’est qu’en août1988 que le nom d’aquagraphie s’imposa à moi lors d’un voyage au Québec . Et c’est à cette occasion que je découvris les œuvres automatistes de Borduas.

Jean-Pierre Klein

Retour en haut